Ce livre parle d'aujourd'hui, de nos asphyxies et de nos grands besoins d'air. Parce qu'une atmosphère assez irrespirable est en train de devenir notre milieu ordinaire. Et l'on rêve plus que jamais de respirer: détoxiquer les sols, les ciels, les relations, le quotidien, souffler, respirer tout court. Peut-être d'ailleurs qu'on ne parle que pour respirer, pour que ce soit respirable ou que ça le devienne. Il suffit de prononcer ce mot, «respirer», et déjà le dehors accourt, attiré, aspiré, espéré à l'appel de la langue.
Dans la nuit du 24 février 2022, l'attaque massive de la Russie contre l'Ukraine a réveillé toute l'Europe. Une paix globale et durable sembla soudain n'avoir été qu'un rêve. Or, en amont de cet événement brutal, de petits indices laissaient présager ce glissement de la société russe vers un nouvel ordre impérial. Et peut-être que le carnaval sanglant qu'est l'« opération spéciale » a été rendu possible par une violence plus ancienne encore, ancrée jusque dans les familles, quotidienne, acceptée. À travers des images de rêves, fragments de souvenirs, extraits de textes littéraires et réflexions, Luba Jurgenson interroge ces menus détails et dit le choc que l'attaque contre l'Ukraine produit sur le corps de l'Europe et sur une vie qui, comme la sienne, a été marquée par l'exil hors de l'URSS.
Le jour vient après la nuit, c'est notre point de départ. Ce jour est celui de la «veille», qui alors ne désigne plus l'hier, mais l'attention, la responsabilité, le soin. Jour qui procède de la nuit, la veille est demain. Ce qu'elle désigne et réclame dépend de ce qui se joue dans cette nuit. Rêve ou cauchemar, il nous faut le définir. Ce texte propose pour cela quatre approches de la nuit, qui sont soeurs et qui se nouent : la nuit comme phosphorescence, la nuit comme accueil, la nuit comme intelligence, la nuit comme déluge.
Ce livre est le fruit d'une longue expérience: celle de la lecture de Varlam Chalamov, écrivain majeur du vingtième siècle qui fut aussi témoin d'une de ses réalités les plus sombres: le Goulag. Témoignage? uvre d'art? Chalamov semble répondre par une formule fulgurante: «Ce qui devient grand dans l'art c'est ce qui, au fond, pourrait se passer d'art.» Saisir un tel acte de création dans son émergence est l'ambition de cet ouvrage qui n'élude pas la dimension subjective des interprétations proposées. Les «clefs» offertes par Chalamov n'ouvrent pas tout, pas tout de suite. Aussi cette lecture suit-elle les sentiers tortueux par lesquels l'oeuvre s'est construite. Elle épouse les détours, les va-et-vient d'une pensée à la chronologie bouleversée, au gré d'une mémoire fragmentée, censurée; celle des camps.
Par la fenêtre nous prenons des nouvelles du monde. Mais ouvrir une fenêtre, c'est non seulement s'ouvrir au monde, y plonger par le regard, c'est aussi le faire entrer, élargir notre propre horizon. Jadis, la fenêtre, via la peinture, a dessiné les territoires du monde, métamorphosant dans son cadre le pays en paysage. On a cependant négligé que cette fenêtre qui ouvre sur l'extérieur trace aussi la limite de notre propre territoire, qu'elle dessine le cadre d'un « chez soi ». La fenêtre qui ouvre sur le monde ferme notre monde, notre intérieur. Moi et le monde - ils se croisent à la fenêtre. « Qu'est-ce que le moi ? Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants », répondait Pascal. Se pencher sur la fenêtre, ce sera réfléchir sur ce bord où viennent se rencontrer le plus lointain et le plus proche, et sur le fait que la fenêtre oblige peut-être à concevoir que le Moi et le Monde ne peuvent que se penser ensemble - jusqu'à ce point : et si la subjectivité moderne était structurée comme une fenêtre ? C'est ici, tout de suite, qu'il faut préciser : pas n'importe laquelle : la fenêtre née à la Renaissance. Et là encore, pas n'importe laquelle : la fenêtre de la peinture, la fenêtre du tableau, exactement, celle inventée par Alberti. Voilà l'hypothèse, elle donne le fil de l'histoire. En grand hommage à l'idiot chinois de la fable qui, quand le maître montre du doigt la lune, regarde le doigt, j'invite donc ici à regarder la fenêtre. Invitation à détourner notre regard fasciné de spectateur du spectacle vers l'objet qui ferme et ouvre notre regard - la fenêtre
Être Juif. Être, de manière radicalement singulière ; être, irrémissiblement rivé à son judaïsme comme le dit Emmanuel Lévinas, présent tout le long des lignes de ce texte. À partir de cette facticité juive, s'esquissent quelques propositions pour une pensée du Retour. Retour au Sinaï. Là précisément où le juif est rivé. La pensée du Retour requiert une critique de l'athéologie du juif moderne. Théologie du silende de Dieu après Auschwitz, critique de la théodicée, enfin recours à la notion de Mal absolu, voilà les points par où il faut passer de manière critique. En ce sens, ce livre s'adresse à tout homme pour autant qu'il est encore sensible à la question de l'origine du Mal. « nés [...] en 1945, nous procédions des épousailles des Lumières et de la Nuit. La Nuit ne s'opposait pas aux Lumières, elle les achevait : il fut jour, il fut nuit ; jour un. Le verset, à l'envers. Les lettres voletaient en désordre. Le prophète se lamentait : Nos pères ont failli, ils ne sont plus ; quant à nous, leurs fautes, nous les supportons. Nous, fils de l'inversion, nous ne nous lamentions pas. Nous n'avions plus à payer aucun billet. Tout avait été payé, et pour toujours. Le Siècle nous faisait un crédit illimité ; le Juif honteux pouvait être fier, sans frais : il n'était plus le Juif moderne, mais le Juif du Siècle. Nous ne remarquions même pas que nous étions en train de payer l'absence de lamentations. Le prix : l'obscurcissement du rapport du fils au père. Dans les Lumières, nous avions perdu la mère ; dans la Nuit : le père. Enfants adoptifs du Siècle, nous pouvions nous mêler à tous ses combats. Ils se révélèrent douteux, qu'à cela ne tienne : nous pouvions nous retourner contre le Siècle, en véritables enfants. Contre le Siècle de la barbarie s'élevaient alors l'humanité et ses droits. »